Les débuts sont toujours difficiles. Cela s’applique également à la voiture. Lorsque les premiers de ces nouveaux moyens de transport ont commencé à se frayer un chemin lors de la transition vers le XXe siècle en Suisse, la population était très sceptique. Fondamentalement, les véhicules ne sont au départ que des calèches motorisées. Mais cette mode sophistiquée destinée à une poignée de riches, importée de Paris à la Belle Époque, a rapidement provoqué un tollé dans la Confédération suisse – et un florilège de plaintes.
En été 1900, un postillon des Grisons écrit aux autorités : «depuis quelques jours, un monstre d’automobile circule sur nos routes de campagne. Nous avons eu l’occasion d’observer comment les chevaux sont devenus nerveux à sa vue». Ce n’est pas la seule plainte émise par les usagers de la route encore non familiers avec la voiture à propos de la «grande vitesse, le bruit et la puanteur». Le gouvernement grison n’hésite pas et décide qu’«il est interdit de circuler en voiture sur toutes les routes du canton des Grisons». Le canton devient ainsi une «oasis de paix, où l’on est à l’abri de tous les fléaux de l’automobile», comme s’en réjouissent les habitants. Et cela durera un quart de siècle. L’interdiction n’a été levée qu’en 1925 – après l’adoption de la dixième initiative populaire sur le sujet.
Le canton de montagne est un exemple extrême. Cependant, la résistance à la voiture est très répandue, surtout dans les zones rurales. Les cols sont interdits aux automobilistes, par crainte d’accidents. Uri, par exemple, émet une interdiction de circuler sur ses routes alpines en 1901, mais dès 1906, le col du Gothard est ouvert quelques heures par jour sous la pression de l’industrie touristique. D’autres cantons tentent de freiner la circulation indésirable en l’interdisant le dimanche ou au moins la conduite de nuit. A la fin des années 1920, à Schwyz, on se plaignait encore auprès des autorités au sujet des «courses absurdes» et du «danger pour la vie des piétons». La police a réagi en imposant des contrôles de vitesse. Toutes sortes d’infractions au code de la route sont signalées par la population ; pas entièrement par altruisme, car les dénonciateurs reçoivent une partie de l’amende. Mais ce n’est pas tout : les conducteurs sont parfois insultés, subissent des jets de pierres ou sont même victimes de «pièges» – des clous et des morceaux de verre brisés disposés sur les routes, des fils de fer tendus en travers de la chaussée. A Zurich et Lucerne, de la bouse de vache et du purin sont déversés dans des voitures de luxe. Et après un accident de la route, la «Bauernzeitung» demande à ce que «des mesures draconiennes soient prises contre ce sport qui se pavane de sang-froid sur les cadavres».
Comment expliquer cette «agitation insensée contre la voiture», dont se plaint l’«Automobil-Revue», fondée en 1906 ? Pour l’historien Christoph Maria Merki, auteur de l’ouvrage de référence «Der holprige Siegeszug des Automobils» («Le triomphe cahoteux de l’automobile», les raisons sont principalement à trouver dans les coûts sociaux : le bruit des moteurs et des klaxons, la poussière, les dégâts sur les routes, le risque accru d’accidents. Mais la résistance est aussi une réaction à l’éviction des véhicules moins rapides et moins lourds. Les premières voitures sont en effet si chères que seuls les riches peuvent se les offrir ; ce sont des jouets pour les industriels, les commerçants, les hôteliers ou les banquiers. La lutte des classes se reflète dans les rues. A Genève, «fief de l’automobile» en 1912, seuls 5 % des voitures appartenaient aux travailleurs.
Dans un premier temps, il n’y a pas de diffusion de masse. Les premières statistiques nationales sur les voitures datant de 1910 montrent que seulement 2276 voitures ont été acquises. En 1925, ce chiffre était passé à plus de 28 500 véhicules, et en 1930, il était de 60 000. Ce qui est intéressant dans les chiffres de 1910, c’est la forte proportion de marques nationales. En fait, une vingtaine d’entreprises se sont établies en Suisse au début du siècle, par exemple Turicum à Uster, Pic-Pic à Genève ou Martini à Sainte-Blaise. Avant la Première Guerre mondiale, l’industrie automobile suisse couvrait non seulement une partie de la demande du pays, mais exportait également environ la moitié de sa production. Cette industrie décline cependant dès les années 1920, en raison des importations de voitures à bas prix en provenance de l’étranger. Seuls les constructeurs suisses de véhicules utilitaires, tels que Berna ou Saurer, restent compétitifs.
Les principaux promoteurs des nouveaux moyens de transport sont les associations automobiles. Inspiré par des modèles français, l’Automobile Club de Suisse (ACS) a été fondé à Genève en 1898. Le Touring Club Suisse (TCS) a suivi en 1911 avec sa propre section automobile. Tous deux visent à combattre le scepticisme des autorités et de la population. A des fins publicitaires, ils organisent des courses endiablées. Cela correspond à l’idéal des «gentlemen-drivers» de se distinguer au volant par leur «sang-froid», leur «audace» et leur «galanterie». Dès les premiers temps, la conduite d’une voiture n’était pas seulement une question de mobilité, mais aussi de mode de vie – surtout pour les hommes. En 1925, seuls 4 % des 8500 permis de conduire délivrés dans le canton de Zurich étaient détenus par des femmes.
Les associations automobiles sont des groupes de pression politiques qui font campagne pour une plus grande acceptation et de nouvelles infrastructures. Elles offrent également toutes sortes de services à leurs membres, tels que des cartes routières, des cours de conduite ou une assistance technique et juridique. Surtout, elles s’efforcent de mettre en place rapidement un réseau national de garages et de stations-service. Bien que les véhicules soient devenus moins chers et plus fiables après la Première Guerre mondiale, les pannes sont fréquentes, notamment en raison des pneumatiques. En revanche, l’essence, qui s’impose comme carburant, peut être obtenue dès le début même dans les petits villages, mais uniquement en bouteilles ou en bidons dans les pharmacies qui la stockent comme solvant dans leur assortiment. Dans les villes, notamment, l’essence sera bientôt mise à disposition dans des barils dans les arrière-cours ou sur le bord de la route. Ce n’est qu’au début des années 1920 que les pompes à essence en provenance des Etats-Unis ont commencé à se répandre en Europe occidentale. Cela a rendu le ravitaillement en carburant plus pratique, plus propre et en a diminué le risque d’incendie. En 1931, il y a déjà 7000 pompes de ce type en Suisse. Elles se trouvent devant des auberges, des magasins ou des ateliers.
Une taxe sur les carburants est également prélevée. Elle est destinée au développement et à l’entretien coûteux des routes : environ 30 % du prix de l’essence va dans les caisses de la Confédération, qui reprend progressivement la législation sur l’automobile. En 1921, les compétences correspondantes sont transférées des cantons ou d’un concordat intercantonal à la Confédération. Les routes du XIXe siècle ne sont plus suffisantes pour le trafic motorisé. La demande porte désormais sur des routes aussi lisses que possible, sans pentes ni virages. Au début des années 1930, un réseau routier d’environ 42 000 kilomètres était en place. Un tiers des routes cantonales ont déjà un revêtement fait de goudron ou d’asphalte. Mais ce n’est pas un avantage pour tous les usagers de la route. Dans les zones en pente ou verglacées, ces routes doivent être recouvertes de sable pour rester praticables par les chevaux.
L’accroissement de la réglementation fait progressivement disparaître le ressentiment envers les automobilistes. Les mesures techniques telles que les clignotants et les rétroviseurs augmentent la sécurité, tout comme les signaux d’avertissement et les limitations de vitesse. Les propriétaires de véhicules doivent payer des taxes sur les véhicules en constante augmentation et souscrire une assurance de responsabilité civile. L’aspect provocateur et sportif de la conduite est également relégué au second plan. La voiture est également considérée comme un véhicule important pour le tourisme. Et les véhicules motorisés sous forme de taxis, de bus ou de cars postaux sont considérés comme utiles même par ceux qui ne peuvent pas se payer une voiture.
Cependant, la motorisation de masse de la Suisse n’a eu lieu qu’après la Seconde Guerre mondiale. Elle est rendue possible par la bonne conjecture économique, l’augmentation du pouvoir d’achat et la baisse du prix des voitures. Ces effets sont considérables non seulement sur la place économique suisse, mais aussi sur le comportement de la population en matière de travail, de loisirs et de voyages et ses conséquences nous impactent encore aujourd’hui.