Depuis jeudi dernier, une grande inquiétude règne chez les lobbyistes à Berne. La raison : les propositions d’économies du groupe d’experts présidé par Serge Gaillard. Dans un rapport détaillé, le groupe a dressé la liste des domaines où la Confédération pourrait procéder à des coupes budgétaires qu’il s’agisse d’économies ou de suppressions complètes. Pratiquement tous les domaines politiques sont concernés. Cela laisse d’ores et déjà présager une large résistance politique. Ce thème devrait dominer les discussions dans la salle des pas perdus au cours de la session qui débute aujourd’hui.

Au vu du potentiel d’économies identifié un peu partout, il paraît évident aujourd’hui que la Confédération pourra faire des économies et qu’elle dispose de bonnes raisons de le faire. Mais la politique à Berne fonctionne selon ses propres règles. Ces derniers mois, de nombreuses propositions ont été lancées afin de devoir économiser le moins possible, voire pas du tout. Certains demandent de suspendre le frein à l’endettement et de financer les déficits par un endettement plus important. D’autres plaident pour des hausses d’impôts. Mais s’agirait-il vraiment des meilleures alternatives ?

Le frein à l’endettement, un modèle de réussite

Depuis l’introduction du frein à l’endettement en 2003, la politique financière de Berne est soumise à des règles strictes. Les dépenses fédérales ne doivent pas dépasser les recettes corrigées des fluctuations conjoncturelles. Les déficits structurels, tels qu’ils sont prévus pour les années à venir (il manquera 2,5 milliards de francs à la Confédération à partir de 2025 et peut-être même 4 milliards de francs à moyen terme) ne sont donc pas autorisés.

Le frein à l’endettement limite ainsi fortement la possibilité d’emprunter. C’est ce qui a permis de faire baisser le taux d’endettement par le passé. Sans le frein à l’endettement, le niveau d’endettement serait aujourd’hui de plus de 400 milliards de francs, au lieu des 128 milliards actuels. Il serait donc plus de trois fois plus élevé.

Le frein à l’endettement permet, dans des cas exceptionnels comme la pandémie de Covid-19, d’effectuer temporairement des dépenses supplémentaires qui ne tombent pas sous le coup de la limitation des dépenses ordinaires. Les investissements dans l’armée n’entrent cependant pas dans la catégorie des exceptions, même la guerre en Ukraine n’y change rien. Prétendre le contraire, c’est méconnaître la réalité politico-économique. Le Parlement pourrait sinon déclarer le caractère extraordinaire à sa guise.

Or, un assouplissement du frein à l’endettement ne menacerait pas seulement la discipline budgétaire, mais entraînerait également des coûts de financement considérables. Sans le frein à l’endettement, on estime que les paiements annuels d’intérêts de la Confédération seraient supérieurs de plus de 4 milliards de francs par rapport à aujourd’hui. Cette somme correspond au coût de la construction de deux nouveaux tunnels autoroutiers au Gothard ou à l’acquisition de près de 24 avions de combat F-35 – et ce, chaque année.

Ces exemples illustrent les charges qui pourraient résulter d’un endettement plus important. Une chose est sûre: le frein à l’endettement suisse est très strict. Toutefois, il crée ainsi des incitations aux réformes et aux changements structurels et ouvre justement des marges de manœuvre financières à long terme. Il contribue ainsi à maintenir durablement la charge fiscale à un niveau bas. C’est donc logiquement que la Commission des finances du Conseil national a fermement rejeté en août toutes les demandes visant à assouplir le cadre réglementaire.

Des dépenses en constante augmentation

Même si le frein à l’endettement a fait ses preuves, il n’en demeure pas moins que les dépenses fédérales n’ont cessé d’augmenter depuis des années, d’environ 2 % par an depuis 2003 après correction de l’inflation. L’augmentation a été particulièrement forte pour les dépenses d’éducation, qui ont augmenté de près de 3 % par an, et pour les dépenses sociales, qui ont augmenté de près de 4 % par an. Les économies n’ont été réalisées que dans quelques domaines : les dépenses pour l’agriculture, partant d’un niveau très élevé en comparaison internationale, ont diminué de 0,5 % en termes réels.

La dynamique est encore plus parlante si l’on considère les dépenses par habitant : la Confédération dépense aujourd’hui environ 9 100 francs par an et par habitant, soit un tiers de plus que lors de l’introduction du frein à l’endettement en 2003 – en termes réels, cela correspond à une augmentation de 20 %. Les dépenses sociales par habitant ont augmenté de près d’un tiers en tenant compte de l’inflation, et les dépenses de santé ont doublé. En comparaison, les dépenses par habitant pour la défense nationale sont restées stables. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, le frein à l’endettement n’a donc pas entraîné de coupes drastiques dans l’armée. Les coupes dans le budget militaire ont déjà eu lieu dans les années 1990.

Les investissements n’ont pas non plus été affectés par le frein à l’endettement. Au contraire : des projets d’avenir, concernant par exemple l’infrastructure de transport, ont non seulement été maintenus, mais ont même été accélérés. Ces investissements montrent que malgré une limitation stricte de l’endettement, il reste suffisamment de marge de manœuvre pour des projets importants.

La charge fiscale augmente

Si les dépenses ont continué à croître malgré le frein à l’endettement, c’est uniquement parce que les recettes fiscales ont augmenté. Tant la charge fiscale des ménages que celle des entreprises ont augmenté :

  • Les ménages : En Suisse, où les revenus plus élevés sont imposés de manière progressive, toute augmentation des salaires réels entraîne une augmentation disproportionnée des impôts à payer. Avec l’augmentation de la productivité, c’est donc la société dans son ensemble qui bascule vers des niveaux de progression plus élevés. Il s’agit d’un phénomène connu sous le nom de «progression à chaud». Avenir Suisse a calculé que la hausse des salaires réels en Suisse entre 2010 et 2020 était en moyenne de 8,4 %, alors que la charge fiscale des personnes physiques a augmenté de 16,1 % sur la même période.
  • Les entreprises : Les recettes de la Confédération provenant de l’impôt sur le bénéfice ont également fortement augmenté ces dernières années. Alors qu’en 1990, les entreprises payaient environ deux fois moins d’impôts fédéraux que les ménages privés, leurs paiements dépassent aujourd’hui ceux des particuliers. Pour l’année 2024, on s’attend à ce que la Confédération perçoive environ 15 milliards de francs d’impôts directs des entreprises. C’est notamment le résultat d’une politique fiscale cantonale réussie, en particulier dans certains cantons. Un avantage qui pourrait bientôt s’estomper, car depuis janvier 2024, l’impôt minimum global pour les grands groupes est en vigueur en Suisse et la charge fiscale de certaines entreprises va donc nettement augmenter.

La charge fiscale a donc déjà augmenté récemment, et avec la mise en œuvre de la réforme fiscale de l’OCDE, cette charge va encore s’alourdir. Face à cela, les augmentations d’impôts, même temporaires, sont difficiles à justifier.

Focalisation sur les économies

Comme le relèvent ces explications, les parlementaires feraient bien de résister aux lamentations des lobbyistes. Car la solution de facilité – plus de dettes ou plus d’impôts – n’est simple qu’à court terme. A long terme, elle apporte plus de problèmes que de solutions. C’est pourquoi il convient de réaliser des économies dans le plus grand nombre possible de domaines, en dépit des résistances portées par des intérêts particuliers. Le rapport du groupe d’experts montre que cela est réalisable.

Les semaines et les mois à venir seront décisifs pour définir l’orientation future de la politique budgétaire suisse. Des économies s’imposent au vu de l’évolution récente des dépenses. Pour cela, les milieux politiques doivent faire preuve de courage politique et de sens de l’Etat pour s’attaquer à leur propre clientèle électorale. C’est la seule façon d’éviter les répercussions négatives sur les générations futures, car l’augmentation de la dette et des impôts laisse des traces. La question n’est donc pas de savoir s’il faut économiser, mais où et comment.

Pour en savoir plus sur le potentiel d’économies dans les finances fédérales, consultez notre série d’été.