En 1535, elle fait le voyage d’Aigle à Genève dans le but de convaincre les nonnes de quitter le couvent, de prendre un mari et de faire des enfants. Elle-même a déjà procédé à ce changement. En effet, c’est la seconde fois que l’ancienne prieure d’un couvent augustin de Belgique épouse un prêtre protestant. Pourtant, cette femme audacieuse ne souhaite pas se contenter d’un rôle d’épouse et de mère: elle veut prêcher la bonne nouvelle de la «vraie foi». Née aux alentours de 1495 à Tournai, Marie Dentière est transportée par l’esprit de la Réforme et animée par le dogme luthérien selon lequel tous les croyants sont voués au sacerdoce.
Si l’on va jusqu’au bout de sa pensée, elle exige également le sacerdoce pour les femmes, véritablement un postulat féministe avant la lettre. Il faudra encore quelques siècles avant que le monde protestant soit prêt pour cette avancée. Rarement les hommes d’église du temps de Marie Dentière n’ont été aussi unanimes que sur ce point: à l’église, les femmes n’ont pas leur mot à dire. La Réforme voit cela du même œil que le Pape. «Que les femmes se taisent dans la communauté, car il ne leur est pas permis de parler; mais qu’elles soient soumises, comme le dit aussi la loi.» C’est ainsi que Luther traduit l’interdiction de parler énoncée par saint Paul.
Particulièrement cultivée et versée dans les Saintes Ecritures, Marie Dentière ne comprend pas pourquoi les femmes n’auraient pas le droit de s’exprimer. En fin de compte, la Bible mentionne de nombreuses femmes qui se sont avérées être de dignes ambassadrices de la parole de Dieu. «Existe-t-il deux évangiles distincts: l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes?», lance-t-elle à l’encontre des invectives de ses opposants. Mais elle ne peut les convaincre. Seul son époux, l’important réformateur Antoine Froment, lui apporte un soutien sans faille.
Puisque Marie Dentière n’a pas le droit de parler, elle écrit. Son premier ouvrage – une chronique de Genève – paraît sous un pseudonyme. Dans un langage sans concession, elle fustige le matérialisme et le déclin moral du clergé catholique, et critique l’influence politique de la Savoie catholique à Genève. Elle attache une grande importance à la liberté des Genevois. Dans une lettre-circulaire adressée à la reine de Navarre, qui s’intéresse aux événements remarquables se déroulant à Genève, Marie Dentière explique sur un ton «féministe» et anticlérical pourquoi Calvin a été chassé de la ville et pourquoi les femmes devraient se pencher sur des questions liées à la foi. Cette «lettre ouverte» provoque un scandale. Le Conseil de la ville en empêche la publication, fait emprisonner l’imprimeur et introduit la censure.
Bien entendu, Marie Dentière est profondément déçue que la Réforme n’ait pas comblé ses espoirs ambitieux d’une égalité entre homme et femme. Ce qui devait arriver arriva. Elle se brouille avec Calvin, pour lequel elle s’était auparavant engagée avec passion. À cette époque, il n’y a tout simplement pas encore de place pour une femme aussi éprise de liberté et aussi déterminée.
L’ensemble des portraits des pionnières de la Suisse moderne feront l’objet d’une publication dans un livre qui paraîtra à l’automne 2014, édité par Avenir Suisse et Le Temps. A précommander ici.