Prenons deux exemples pour étayer cette affirmation. D’abord, dans les années 80 et 90, lorsque la société a mis l’accent sur la productivité, les administrations ont réagi et ont innové avec le «new public management», sorte de pendant public aux efforts de rationalisation des entreprises. Cette innovation était de type incrémental et ne changeait pas les fondements des services administratifs, elle y introduisait de l’initiative, de la responsabilité et de l’efficience.
Aujourd’hui, sous l’impulsion de la globalisation, les lois sont en mouvement au-delà des territoires initiaux. Qu’il s’agisse des «soft laws» , des labels environnementaux, des listes noires ou grises des pays en défaut de conformité ou encore la main mise mondiale du fisc américain (IRS) sur ses ressortissants, ses résidents ou ses entreprises, les prérogatives législatives des territoires premiers (ceux des nations) semblent voler en éclat sous la pression des lois mouvantes. Tout se passe comme si chaque loi pouvait prendre vie par-delà son territoire d’origine. On le remarque aussi à plus petite échelle entre cantons et entre territoires frontaliers.
Le monde se métamorphose par ruptures. Quatre phénomènes historiquement récents annoncent cette situation : Internet, les réseaux sociaux, les «soft laws» et la superposition des territoires.
Explications
Internet, tout d’abord, devient la plateforme de l’e-gouvernement en intégrant tous les services. L’interopérabilité des bases de données, l’horizontalité des services et les moteurs de recherche décloisonne les administrations. Hérité de l’ère napoléonienne, les administrations étaient organisées en «divisions», souvent appelés «départements ». Mais petit à petit, elles s’intègrent non plus verticalement, mais horizontalement. Pour pouvoir servir le public, tout est lié à tout, marquant la fin de la séparation et de l’organisation en silos. Cela représente une vraie rupture en cours et cette transformation s’opère sans retour en arrière possible. Ce mouvement est douloureux, mais semble aussi inévitable. Les administrations devront ainsi évoluer vers une gouvernance en réseau intégré.
Ensuite, les réseaux sociaux qui sont considérés en premier lieu comme une nouvelle manière de toucher, de communiquer avec un large public organisé en groupes d’intérêt permettant avant tout de dialoguer. Mais très vite, les réseaux sociaux évoluent vers un «empowerment» : leurs actions et compétences sont devenues de plus en plus autonomes. Ils donnent de la voix, prennent des initiatives, organisent des pans entiers de la société notamment en partageant de nouveaux biens publics. Wikipédia, e-Bird, Facebook, etc. sont autant d’espaces voire de territoires, redéfinissant des services libres de toute empreinte étatique. Pour ce faire, ils empiètent non seulement sur le service public, mais remettent aussi en cause celui-ci par de nouvelles pratiques basées sur l’intelligence collective, la co-création et la collaboration partagée dans l’action. Les administrations doivent désormais compter sur des citoyens à forte capacité participative.
Les «soft laws» , quant à elles, donnent un nouveau cadre à l’action légitime au-delà de toutes frontières, de contraintes ou de coercitions. Ces lois sont établies en dehors de parlements nationaux par des organisations internationales comme l’ISO (International Standard Organization), l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) ou l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique) ou encore l’UIT (Union Internationale des Télécommunications), mais aussi par les grandes ONG notamment sur l’environnement et le commerce équitable. Elles créent un corpus légitime nouveau très puissant puisque l’arbitrage est accompli par les gens ordinaires eux-mêmes. L’opinion publique devient en quelque sorte juge de l’action responsable. Ce changement de paradigme a des effets incroyables sur les administrations qui semblent courir derrière des revendications et actions légitimes sans base légale. L’administration régulée par les «hard laws» semble piégée par ce mouvement. Elle devra cependant intégrer le légal (hard) et le légitime (soft) dans une même action.
Enfin, la superposition des territoires par la mobilité quotidienne des citoyens, pose de gros problèmes aux administrations. En effet, dès lors que ceux-ci vivent, étudient, travaillent, se soignent ou consomment sur plusieurs territoires politiques différents, alors les questions de la taxation, de la communication, de l’information voire de la localisation posent problème. En un mot, il devient difficile de les gouverner. Les régions métropolitaines et les régions transfrontalières sont particulièrement touchées par ce phénomène. Comment, dès lors, inventer une nouvelle gouvernance afin de tenir compte de cette rupture ?
Face à ces grands bouleversements, des lieux nouveaux émergent pour comprendre, étudier et proposer des solutions pertinentes à ces changements contemporains. Le Swiss Creative Center à Neuchâtel, l’IDHEAP à Lausanne, l’Observatoire Technologique du Canton de Genève ou encore le Rezolab sur l’Arc Lémanique sont autant de lieux dédiés à l’innovation de rupture en Romandie (voir les encartés ci-dessous).
Les Think Tanks comme Avenir Suisse, Domaine Public, Travail Suisse ou Foraus œuvrent traditionnellement comme forces de propositions dans le champ du service public, tout comme les syndicats, les organisations patronales et les partis politiques. Cependant chacun agit selon son statut historique. Face à la rupture, les nouvelles structures semblent avoir pris plus de liberté créative. L’enjeu est primordial et les solutions sont de moins en moins classiques. Cette effervescence de réflexions et de propositions paraît aujourd’hui plus que nécessaire d’autant que les réponses doivent être elles aussi en rupture avec la routine des administrations communales, cantonales voire fédérales souvent happées par la quantité de travail journalier.
En résumé, l’innovation de rupture devient un impératif et nécessite des lieux de rupture.
1) Une gouvernance à géométrie variable
Si la mobilité citoyenne est telle qu’elle amène à traverser dans une même journée plusieurs territoires politiques pour se rendre au travail, consommer, étudier, faire des activités sportives ou de loisir, aller au théâtre ou dormir, alors la réponse politique souveraine d’un seul territoire paraît désuète. Qui gouverne lorsque le parcours des citoyens déborde sur plusieurs lieux ? Cette question reste centrale. En effet, les impôts, les infrastructures, les lois, les règlements d’applications, etc. sont établis pour un territoire de référence. Comment dès lors envisager une gouvernance multiple ?
La solution théorique est simple : il faut administrer les territoires de manière fonctionnelle. A chaque fonction (éducation, environnement, infrastructure, santé, etc.) correspond un territoire fonctionnel. Les administrations devront ainsi évoluer vers une collaboration fonctionnelle qui entrainera des répartitions de tâches «chacun donne, chacun reçoit» tel sera la devise du changement. Evidemment de nombreux problèmes pratiques vont surgir et la tâche de la génération montante dans les administrations sera de les résoudre comme cela a été le cas précédemment avec la question de l’informatisation de l’administration.
2) Vers la smart gouvernance
Le nouveau défi pour les administrations est de tenir compte des lois votées par les parlements et, dans le même temps, de celles érigées par les organisations internationales et les ONG de la société civile.
La «smart» gouvernance est le terme introduit par le Professeur Joseph Nye de la Kennedy School de Harvard qui fait référence à la combinaison des modes transactionnels (hard power) et transformationnels (smart power ). De manière analogue, il s’agit d’intégrer des lois de type «hard» issues des parlements nationaux et celles «soft» issues de l’international.
Pendant longtemps, les territoires souverains, et donc les gouvernements qui les administrent ont pu se développer de manière autonome. Mais des principes et des régulations supra nationales ont peu à peu obligé ces derniers à évoluer en tenant compte de cette nouvelle donne. Les conventions de Genève (sur les droits des prisonniers), la déclaration des droits de l’homme, la norme ISO 9001 sur le contrôle de qualité, les labels de commerce équitable, les régulations sur l’environnement, la déclaration de Bologne, etc. ont contraint les gouvernements et leurs administrations à agir dans un contexte nouveau. L’exemple de la déclaration de Bologne sur le nouveau régime d’accréditation universitaire (Bachelor, Master et PhD) montre que les états européens et les administrations universitaires n’ont que pu suivre le mouvement en perdant une partie de leur souveraineté.
3) Du légitime au légal
Une action peut être considérée comme légitime même si elle n’a pas de base légale. C’est de cette manière que la société évolue. Cependant, le conflit est toujours présent dans un état de droit entre une position légale et un comportement qui serait légitime. Ce conflit latent doit pouvoir trouver une solution, particulièrement dans ces temps troublés, à partir d’une voie transformationnelle et créative.
C’est exactement la situation à laquelle le Swiss Creative Center de Neuchâtel a été confronté lors d’un workshop pour l’administration fédérale en charge des contrôles internes pour trouver des solutions de rupture. En effet, celle-ci a été mise en difficulté lors de l’affaire de l’ancien président de la Banque Nationale Suisse qui n’avait, d’un point de vue légal, fait aucune faute alors qu’il était apparu clairement illégitime dans sa position d’arbitre en jouant sur la variation des taux de change. L’administration l’avait blanchi mais la classe politique en a décidé autrement. Ce genre de situation met en porte-à-faux les administrations qui doivent défendre des positions légales.
La solution est du même type que celle des entreprises face à la responsabilité sociétale. Leurs rapports annuels contiennent deux composantes : la comptabilité et l’ «accountability» ou le fait de rendre des comptes sur les progrès accomplis. L’un donne la base légale des chiffres et l’autre la base légitime des comptes rendus d’actions responsables.
Les administrations seront à l’avenir aussi tenues de rendre des comptes sur une base légitime et non pas seulement de manière légale. Ces deux rapports sont désormais nécessaires.
4) Une expérience citoyenne d’intelligence collective
Le Web 2.0 n’est pas seulement une nouvelle forme de technologie. Il a aussi donné naissance aux réseaux sociaux formant désormais une entité sociale autonome qui n’est la sphère familiale, ni celle du quartier, du clan, des collègues du travail, du syndicat ou du parti politique. Il s’agit d’une ligne de rupture sociale profonde qui prend racine dans ce que l’on appellera l’ «empowerment» qui signifie tout à la fois autonomie, émancipation, responsabilité et pouvoir.
C’est en quelque sorte une prise de pouvoir collective «soft». On s’y informe et on partage son expérience, on aide gratuitement, on se forme en faisant, on s’émancipe en quelque sorte. C’est un bouleversement important, car contrairement à la notion de démocratie «one ne donne pas sa voix à un représentant, on donne de la voix, directement».
Rezolab est une expérience en cours et en grandeur nature de cette citoyenneté «augmentée». Elle se focalise sur le thème de la santé dans la métropole lémanique en y créant des rencontres sous la forme de «world cafés» et par une plateforme Internet de collecte des idées et propositions. Plus de 5000 personnes ont jusqu’ici participé à cette initiative online et offline par les citoyens eux-mêmes.
Cet article est paru dans «Affaires Publiques» du 29 décembre 2012.