Pour beaucoup, un service public de qualité fait partie des traits distinctifs de la Suisse. Mais la notion est trop souvent utilisée comme simple slogan : en l’absence de contours unanimement définis, elle se prête idéalement aux discours politiques réclamant de l’Etat qu’il fournisse biens et services. Quand l’Etat envisage à l’inverse de réévaluer le périmètre de ses prestations pour y apporter d’éventuelles corrections, on crie avec force amplifications médiatiques au démantèlement et à la ruine du service public.
Définir quels biens et services doivent en définitive faire partie du service public est effectivement une question politique. Selon le Conseil fédéral, il faut néanmoins avant tout entendre par service public des services de base de qualité, comprenant des biens et des prestations d’infrastructure, accessibles à toutes les catégories de la population et offerts dans toutes les régions du pays à des prix abordables et aux mêmes conditions (Conseil fédéral 2004). Sur le plan fédéral, ces services concernent les prestations de base dans les secteurs de la poste, des télécommunications, des médias électroniques (radio et télévision) et des transports publics.
La numérisation affecte aussi les entreprises d’État
A l’exception des médias électroniques – la SSR a le statut d’association–, les services publics sont aujourd’hui assurés au niveau fédéral par des sociétés appartenant à l’Etat ou sous contrôle étatique, telles que la Poste, Swisscom ou les Chemins de fer fédéraux (CFF). A l’instar de leurs homologues du secteur privé, les prestataires de service public doivent sans cesse revoir leurs stratégies pour s’adapter aux transformations de leur environnement technologique, socioculturel, économique et politique. Les défis que les entreprises publiques doivent relever sont de diverses natures. Comme la plupart des entreprises privées, elles évoluent aujourd’hui dans un environnement de plus en plus mondialisé et font face à l’instabilité des cadres législatifs nationaux et internationaux.
Les tendances conjoncturelles et les changements en cours dans les modèles de consommation et de mobilité ne sont pas sans effet sur la demande de leurs produits et services. Bien plus encore que dans le secteur privé, on attend des entreprises publiques qu’elles assument leurs responsabilités sociales et qu’elles concilient leurs objectifs économiques avec les impératifs écologiques. De plus, la numérisation croissante bouscule les entreprises publiques en érodant continuellement la base historique d’activités de nombreux prestataires de services publics.
Les services postaux constituent un bon exemple des effets de la numérisation sur le service public. La Suisse consacre entre 350 et 400 millions de francs par an au financement du service postal universel et ce, en dépit de la baisse constante des envois de courrier. Depuis le début des années 2000, le volume de lettres envoyées en Suisse a fondu d’environ un tiers, et dans d’autres pays européens, le recul a même été de plus de 50 %. Chaque nouvelle année voit circuler entre 2 et 4 % de lettres en moins. Les moyens de communication électroniques (e-mail, SMS, service de messagerie instantanée, etc.) poursuivent leur irrésistible ascension. Cette tendance pousse la Poste dans une concurrence toujours plus forte avec les géants du numérique (Google, Facebook, etc.), alors qu’elle-même reste entravée par un corset règlementaire rigide.
Ces évolutions ont entre autres mené à la diminution des opérations d’envoi de lettres au guichet d’environ 70% au cours des deux dernières décennies. L’envoi de colis au guichet a également reculé de presque 50 %, et ce malgré la croissance du marché des colis. Parallèlement, de plus en plus de paiements sont effectués sans argent liquide, et les services bancaires en ligne permettent de régler des factures. De ce fait, les opérations d’encaissement au guichet ont diminué de plus de 40%.
Toutes ces évolutions n’ont jusqu’à présent suscité aucun véritable débat sur la raison d’être et la mission d’un service postal universel dans un monde numérique. Au contraire, les interventions en faveur du maintien ou de l’élargissement des services de base sont en vogue sur la scène politique.
Défis pour les entreprises publiques et les entreprises liées à l’Etat
Débat ajourné sur l’avenir du service public
Les réalités nouvelles créées par la numérisation et la mondialisation seraient donc une raison déjà plus que suffisante pour réfléchir au service public de demain. La numérisation pourrait être considérée par nos politiques comme une «fenêtre d’opportunité» pour engager des réformes dans le service public. Mais en Suisse, on semble encore bien éloignée d’un tel processus : même si le recul de la demande dans de nombreux services publics traditionnels est évident, la volonté de réforme fait encore cruellement défaut. Une raison à cela, et non des moindres, est que le secteur public n’a depuis longtemps plus pour seule raison d’être de fournir à la population suisse des services de base «appropriés», comprenant certains biens et prestations d’infrastructures.
Essentiellement financé par les impôts et redevances, le service public est manifestement devenu le jouet d’intérêts particuliers. Il est soumis à l’influence de groupes d’intérêt tels que les régions périphériques, l’administration, les syndicats, les entreprises publiques, etc., qui poursuivent ainsi plus ou moins ouvertement leurs objectifs en matière de politique régionale, structurelle et de redistribution, ou s’en servent simplement comme source de revenus. Il n’est pas étonnant que toute réforme du service public soit perçue comme une menace pour ces sources de revenus (qui constituent souvent, en raison des règlementations du service public, des rentes de monopole), et combattue avec véhémence – souvent par le biais d’alliances contre nature.
Les principes permettant de distinguer les prestations qui relèvent ou non des services universels sont ainsi clairs et pourraient servir de lignes directrices pour «encadrer» le débat trop longtemps ajourné sur l’avenir du service public. Les questions suivantes devraient servir de jalons à ce débat :
- Existe-t-il encore à ce jour une défaillance de marché qui nécessite que l’Etat se charge de fournir un bien ou un service ?
- La notion de biens méritoires peut-elle encore, dans le contexte actuel, servir d’argument pour justifier la prise en charge étatique de la fourniture du bien ou service concerné ?
- Le service actuellement rendu par l’Etat remédie-t-il efficacement à la défaillance du marché constaté ? Ou, le cas échéant, l’Etat est-il (encore) en mesure de fournir le bien d’utilité sociale identifié à un meilleur rapport coût-bénéfice que le secteur privé ?
- Existerait-il en cette ère numérique des moyens plus efficients de fournir les biens et services concernés ?
Vous trouverez de plus amples informations dans l’étude «Le service postal universel à l’heure du numérique».