Qu’ont en commun le secrétaire général de l’ONU Guterres, le chancelier allemand Scholz et le président Poutine ? Tous trois ont récemment parlé d’un monde multipolarisé, et ce en lien avec le récent élargissement des Brics, composés du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud à l’Egypte, l’Ethiopie, l’Iran et aux Emirats arabes unis (EAU). Cet élargissement est vu comme le signe d’un ordre mondial multipolaire (par opposition à un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis). Mais nous trouvons-nous vraiment dans un nouveau monde multipolaire ?
Le mythe de la multipolarité
Par multipolarité, on entend que trois pays ou plus ont un potentiel de force équivalent et que celui des autres augmente nettement. La répartition de la force entre les Etats a une influence décisive sur la dynamique des relations internationales sur de potentiels conflits. La chute de l’Union soviétique était la dernière césure géopolitique d’envergure, car elle marquait la fin d’un ordre mondial bipolaire, ce qui a permis aux Etats-Unis d’acquérir une position dominante.
Au cours des dernières années, les pays non occidentaux ont développé une nouvelle conscience. Lors du dernier sommet des Brics en Afrique du Sud l’été dernier, l’élargissement à d’autres pays a été acté, ainsi que la nouvelle appellation de Brics+. Le forum s’étend ainsi sur une voie résolument non occidentale. Les pays sanctionnés comme l’Iran y sont les bienvenus, et la Russie ostracisée obtient une tribune pour s’en prendre à l’Occident. Cette dynamique vise à montrer l’émergence d’un nouveau pôle de pouvoir.
Mais au-delà de la rhétorique, qu’en est-il vraiment ?
La croissance des Brics ces dernières années a été remarquable, et en y regardant de plus près, cette dernière a surtout été portée par la Chine (voir figure). A titre de comparaison, le développement des autres Etats est moins enthousiasmant et leur force économique est loin derrière celle de la Chine. Les Brics sont aussi marqués par une forte hétérogénéité dans leur type de gouvernement, leur taille, leurs relations avec l’Occident etc. En conséquence, la coopération au sein des Brics est très sélective et accompagnée d’intérêts divergents («forum shopping»[1]).
L’adhésion d’autres Etats a renforcé les divergences. En effet, les membres actuels, la Chine et l’Inde, sont déjà loin d’être liés par une amitié profonde. Il existe par exemple des divergences sur des questions territoriales. Par ailleurs, les nouveaux membres ne font pas tous preuve de bienveillance. Les relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et l’Iran, récemment rétablies après des décennies d’hostilité, n’en sont qu’à leurs débuts.
De plus, tous les membres ne surfent pas sur cette vague anti-occidentale. Certains, au profit de ce forum, refusent de se mettre à dos les Etats-Unis. L’Arabie saoudite et les EAU sont par exemple d’importants partenaires sécuritaires des Etats-Unis. Ainsi, les Brics élargis ne semblent être qu’à première vue une sorte d’alternative aux forums internationaux dominés par l’Occident. Parallèlement, cette version agrandie des Brics agit toujours en coopération avec les Etats occidentaux.
Ce qui se dégage ici est clair : les Brics ne formeront pas de pôle en tant qu’organisation. Ce rôle pourrait tout au plus revenir à la Chine seule, qui, avec les Etats-Unis, est le seul pays à avoir l’étoffe d’un pôle. Que l’on prenne en compte les facteurs économiques et militaires ou les dépenses de défense et les indicateurs technologiques, il n’existe pas de troisième force qui puisse leur faire concurrence, même de loin. Même si la structure n’est plus aussi claire qu’à l’époque de la guerre froide, des candidats potentiels comme la Russie (trop faible économiquement), l’Inde (trop faible militairement) et l’UE (trop désunie) se classent nettement en dessous.
Le pouvoir du discours
Il est ainsi quasiment exclu que les Brics évoluent en un bloc de pouvoir résolument hostile à l’Occident. Le communiqué final du sommet des Brics à Johannesbourg souligne même l’importance du libre-échange et des partenariats publics et privés, un élément qu’une déclaration du G7 pourrait contenir. On peut toutefois observer que de nombreux pays émergents et en développement s’orientent tout simplement en fonction de leurs intérêts et se positionnent de plus en plus entre les grandes puissances, un comportement que l’on observe depuis longtemps en Asie du Sud-Est.
Le temps où l’Occident pouvait se permettre de donner des directives aux autres Etats est désormais révolu. Dans ce contexte, il est sans doute nécessaire d’équilibrer quelque peu sa propre perception. Il suffit pour cela de se rendre sur Google Trends : les résultats de recherche sur le thème des Brics sont nettement plus élevés qu’il y a quelques années. Outre l’agrandissement, le rejet des sanctions dans le conflit en Ukraine par de nombreux Etats du Sud global en est probablement l’une des raisons.
En plus du «forum shopping», c’est surtout l’évolution d’un récit commun qui maintien la cohésion des Brics. L’essor économique autrefois prédit par Goldman Sachs (et la naissance de l’acronyme «Brics» qui y est liée) ne s’est jusqu’à présent pas produite. Le récit des «puissances montantes» est donc de plus en plus relégué à l’arrière-plan, tandis que celui d’un monde multipolaire et post-occidental prend de l’ampleur. La Chine, en particulier, peut ainsi se draper d’un «manteau multipolaire», bien qu’elle défende systématiquement ses propres intérêts.
Les tensions entre les Etats occidentaux et certains membres des Brics font que de plus en plus de pays en développement se tournent vers les Brics et que ceux-ci se renforcent de plus en plus en tant que voix du Sud global. Cela explique l’attractivité des Brics : au sein du groupe, nombreux sont ceux qui espèrent être protégés des effets des régimes de sanctions et du protectionnisme. Le rejet diffus de la domination occidentale reste alors le seul grand point commun.
Une stratégie suisse sur les Brics ?
Les Brics reviennent également de plus en plus dans le viseur de la politique suisse. Ainsi, la Commission de politique extérieure du Conseil national (CPE-N) a demandé au Conseil fédéral de fournir un rapport sur la possibilité d’une influence des Brics sur l’ordre mondial. Le Conseil fédéral doit y expliquer la stratégie qu’il entend adopter face aux Brics en tant que groupe d’Etats. La stratégie de politique extérieure exprime déjà la crainte que les Brics puissent mettre davantage l’ordre existant sous pression et mener à une fragmentation de la gouvernance internationale.
La Suisse ferait certainement bien de garder un œil sur ces évolutions. Beaucoup de ces Etats ont une population jeune et une économie en plein essor, ce qui pourrait à moyen terme être très intéressant pour l’industrie exportatrice suisse. Dans le contexte de l’hétérogénéité décrite, la Suisse ne devrait toutefois pas orienter stratégiquement sa politique (économique) extérieure sur le Forum Brics. Tant que des solutions multilatérales ne seront pas envisageables, il est plus important de nouer des partenariats individuellement avec des Etats, indépendamment du fait qu’ils soient membres des Brics, et de les intégrer dans le réseau de relations extérieures de la Suisse.
[1] Lors du «forum shopping», les Etats choisissent des possibilités de coopération ciblées en fonction de leurs intérêts au sein d’un forum ou d’une organisation internationale.