Jusqu’au début des années 1990, l’histoire du logement suisse s’est déroulée comme on pouvait s’y attendre dans un pays se percevant comme rural : le chalet dans un cadre verdoyant, à une certaine distance de la ville la plus proche, était considéré par la plupart des gens comme un mode de vie souhaitable presque naturel. Bien qu’à l’époque, beaucoup travaillaient déjà en ville et que l’espace urbain était déjà le moteur de la croissance économique, le monde rural était autrefois plus qu’un lieu de nostalgie et l’amour de la campagne a réellement entraîné un exode urbain. Ce fut la génération des baby-boomers – à l’époque, dans leur trentaine – qui a tourné le dos à la ville. Les principales villes du pays ont connu un exode sans précédent. Elles ont rétréci, et ce, de manière significative : entre 1970 et 1990, la ville de Zurich a perdu près de 60 000 de ses habitants, Bâle et Berne ne s’en sortirent guère mieux. En même temps, l’agglomération et la campagne ont connu un énorme boom de construction. Les quelque milliers de maisons individuelles construites dans les années 1980 qui ceinturent actuellement les banlieues des grandes villes témoignent de cet engouement. En l’espace d’une décennie seulement, les prix des logements ont doublé et les préoccupations concernant l’étalement urbain incontrôlé et le gaspillage du sol ont atteint pour la première fois un plus large public.
Mais tout cela est de l’histoire ancienne. Dans les années 1990, le vent a tourné et avec lui, la direction du déplacement des citoyens. L’urbanisme redevint en vogue : le «retour à la nature» se transforma en «retour à la ville». Les villes ont recommencé à croître. Les citadins ont alors commencé à se défendre à coups de réglementations contre la pression croissante sur l’espace urbain – et cette tendance s’intensifiera à l’avenir.
Les baby-boomers à la retraite retournent en ville
En général, on peut supposer que l’homme d’aujourd’hui veut vivre les étapes ultérieures de sa vie dans un lieu central. Bien que la société vieillisse à un rythme soutenu, nous assistons en même temps à un rajeunissement sociologique. En d’autres termes, cela signifie que les baby-boomers âgés de 65 ou 70 ans ne se sentent absolument pas vieux, ils sont en bonne santé, mobiles et dynamiques comme aucune génération du même âge ne l’avait été avant eux. La prochaine phase active de leur vie commence pour eux. C’est pourquoi les jeunes retraités recherchent la consommation, les infrastructures, la culture, le divertissement et surtout, beaucoup de contacts sociaux. En un mot, ils recherchent l’urbanité. Cette augmentation de la demande des baby-boomers pour des logements centraux ne sera pas un phénomène temporaire, car pour les personnes d’âge avancé (80 ans et plus) un accès facilité aux infrastructures, aux médecins et des contacts sociaux sera encore plus important.
Beaucoup de baby-boomers qui sont allés vivre à la campagne il y a 30 ans, retournent s’installer en ville, et ils peuvent se le permettre parce qu’ils ont un pouvoir d’achat élevé, plus que n’importe quelle génération de retraités avant eux. La plupart d’entre eux sont financièrement à l’abri ; ils ont bénéficié pendant presque toute leur carrière de la prévoyance professionnelle, rendue obligatoire en 1985. Ils étaient au sommet de leur carrière durant la très bonne conjoncture économique de 2003 à 2008 et beaucoup de ménages percevaient deux salaires à ce moment-là. Leur maison à la campagne a pris de la valeur depuis les années 1980, malgré une certaine dépréciation liée à l’ancienneté. Certains d’entre eux achèteront des biens immobiliers, mais la plupart seront locataires.
La concurrence effrénée se passe sur les marchés réglementés
Baby-boomers aisés et jeunes citadins vont se retrouver en ville. Le groupe d’âge des 25 à 40 ans est massivement surreprésenté en particulier dans les six plus grandes villes (plus de 100 000 habitants). Ce phénomène se retrouve aussi dans les villes moyennes de 50 000 à 100 000 habitants, mais dans une moindre mesure. En revanche, les baby-boomers sont encore clairement sous-représentés dans les villes : ce sont les conséquences encore visibles de l’exode urbain des années 1980.
Les jeunes citadins ne disposent pas, en moyenne, du même pouvoir d’achat que les baby-boomers et ils souffrent – en tant que population active – de la charge financière croissante due au vieillissement de la population, que la politique a reporté sur eux. De plus, il y a encore un autre groupe dont la demande pour des logements urbains ne fera que croître : les futurs immigrés en Suisse, qui devraient remplacer les baby-boomers sur le marché du travail.
Seule une partie du marché immobilier urbain en forte pénurie de logements sera soumise à une concurrence acharnée par le biais du mécanisme des prix. La concurrence sur les prix ne s’appliquera que pour 25 % du parc de logements qui est fluide et sera à nouveau loué à des intervalles relativement courts. Dans ces cas précis, les loyers augmenteront. En revanche, la majorité de la population urbaine est protégée de la concurrence directe des nouveaux arrivants. D’une part, cela est dû au droit du bail suisse qui fixe les loyers sur la base des coûts historiques, mais exclut les facteurs liés à la demande pour une augmentation du loyer. Cela explique pourquoi les locataires qui sont installés en ville de longue date paient moitié moins cher que les nouveaux locataires. Une concurrence des prix pour les logements urbains très convoités ne peut pas avoir lieu en vertu de cette législation. D’autre part, une partie importante du parc immobilier urbain est consacrée au logement sans but lucratif, que ce soit à travers des coopératives privées ou des habitations appartenant à l’Etat. Dans ces cas aussi, la concurrence des prix est généralement exclue : l’attribution des logements s’effectue selon des principes bureaucratiques. Il est donc évident que les nouveaux arrivants ont alors les plus mauvaises cartes en main.
Les baby-boomers ne s’approprieront les villes que très lentement. Il semble très probable que les changements dans la partie protégée du marché du logement privé auront lieu par des assainissements forcés. Avec un assainissement complet, les propriétaires font d’une pierre deux coups. Ils peuvent adapter leurs logements aux souhaits des baby-boomers aisés et en même temps contourner (légalement) le droit du bail, car les habitations rénovées peuvent être à nouveau louées librement (c.à.d. aux conditions du marché).
Les jeunes citadins se protègeront
L’électorat urbain et donc, la politique urbaine ne resteront cependant pas les bras croisés face à toute cette agitation. On peut s’attendre à ce qu’ils tentent encore d’autres interventions sur le marché afin de renforcer la protection des jeunes citadins avant tout. Celles-ci seront justifiées politiquement au nom de la mixité bénéfique et de la prévention de la gentrification. La ville de Genève offre déjà aujourd’hui un exemple dissuasif de ce à quoi cela pourrait aboutir : dans ce cas, les rénovations d’appartements sont soumises à autorisation et leurs coûts peuvent difficilement se répercuter sur les loyers. Dans les nouvelles constructions, les rendements potentiels sont limités par la loi. Par conséquent, presque plus rien n’est rénové et beaucoup trop peu de constructions sont lancées.
Encourager de nouvelles constructions serait la solution la plus évidente et la plus facile pour désamorcer le conflit générationnel qui se profile dans les villes. La construction dans les grandes et moyennes villes s’est certes légèrement accélérée ces dernières années. Mais dans l’ensemble, un nombre insuffisant de nouveaux logements est créé par rapport à la demande actuelle mais surtout future. Par rapport aux logements existant déjà, trois fois moins de nouvelles habitations se sont construites dans les grandes villes (0,5 %) en comparaison aux zones rurales (1,4 %), et deux fois moins dans les villes de taille moyenne (0,7 %).
On ne peut pas échapper à la densification des villes
Les obstacles à de nouvelles constructions en ville sautent aux yeux. Tout d’abord, les terrains sont rares en zone urbaine ; toute réserve de zone à bâtir est tôt ou tard exploitée. Deuxièmement, la réglementation est plus stricte en ville, ce qui déplace l’activité de construction à la périphérie. Dans ce cas, des normes de construction plus libérales seraient bénéfiques. Les espaces de bureaux ou les surfaces commerciales devraient aussi pouvoir être transformés plus facilement en logements. Troisièmement – et c’est de loin l’obstacle le plus important – une forte résistance à la densification des quartiers existants demeure. Mais il n’y a malheureusement pas d’autres solutions si l’on souhaite désamorcer le conflit de générations relatif à l’espace urbain. Il est nécessaire de rappeler que la densité de population des villes suisses est très faible, surtout en comparaison avec les villes étrangères. Pour le dire de manière plus claire, beaucoup de villes suisses aspirent à l’idylle urbaine et rurale en même temps. Finalement, une forte densité urbaine reste malgré tout une facette importante du mode de vie urbain qui sera de plus en plus prisé. Si l’on ne parvient pas à résoudre cette contradiction, on s’expose à une nouvelle vague réglementaire sur le marché du logement urbain, qui se fera en fin de compte au détriment de tous.